Pakistan : Les groupes islamistes créés par l’ISI échappent à son contrôle (I/II), 18 janvier 2008
La principale agence de renseignement militaire pakistanaise a perdu le contrôle de réseaux de militants islamistes pakistanais qu’elle avait soutenu depuis les années 1980, et elle subit maintenant les violents contrecoups de cette politique. Enquête du New York Times. Par Carlotta Gall et David Rohde, New York Times, 15 janvier 2008
Lorsque les militaires ont commencé à agir contre eux, les groupes militants se sont retournés contre leurs anciens patrons. Rejoignant d’autres groupes extrémistes, ils se sont attaqués aux forces de sécurité pakistanaises et ont aidé leurs militants à monter un nombre record d’attaques suicides l’année dernière. Certains attentats étaient dirigés directement contre l’armée et les services de renseignement et des responsables politiques, dont peut-être même Benazir Bhutto.
La montée en puissance des miliciens, qui sont nombreux à exprimer leur soutien au jihad mondial d’ Al Qaida, représente une grave menace pour la sécurité du Pakistan et pour les efforts déployés par l’OTAN pour lutter contre les Talibans en Afghanistan. Les responsables américains ont commencé à envisager la conduite d’opération clandestines plus énergiques contre Al Qaida dans les zones frontières échappant à tout contrôle, car ils s’inquiètent de ce que le gouvernement pakistanais ne soit pas à même de le faire.
Ces révélations inattendues concernant la principale agence de renseignement militaire du Pakistan, l’Inter Service Intelligence, ou ISI, ont été faites le mois dernier lors d’entretiens avec d’anciens hauts responsables du renseignement pakistanais. Ces révélations confirment certaines des suspicions et des pires craintes des diplomates et des militaires américains et occidentaux.
Ces entretiens, qui donnent l’un des rares aperçus sur des services réputés pour leur goût du secret, mettent au jour une série de faits préoccupants qui vont vraisemblablement concourir à refocaliser l’attention sur le rôle de l’ISI au Pakistan au moment où le pays, qui se rapproche des élections du 18 février, va connaître une bataille pour le contrôle du pouvoir.
Un ancien haut fonctionnaire du renseignement pakistanais, ainsi que d’autres sources proche de l’agence, reconnaissent que l’ISI a dirigé la manœuvre pour manipuler les dernières élections de 2002, et avait promis à l’époque d’abandonner les poursuites pour corruption contre les candidats qui s’engageaient à soutenir le Président Pervez Moucharraf.
Une personne proche de l’ISI déclare que le Président Moucharraf a désormais ordonné à l’agence de faire en sorte que les prochaines élections soient sincères, et dément que l’agence veuille manipuler l’élection. Mais l’aveu des pratiques passées va alimenter à coup sûr les craintes de l’opposition qu’une nouvelle manoeuvre ait lieu.
Les deux anciens responsables de haut rang des services secrets ont reconnu qu’après le 11-Septembre, quand le président Musharraf s’est publiquement allié avec l’administration Bush, l’ISI n’a pas pu contenir les militants qu’elle avait soutenu depuis des décennies afin de disposer d’une force à même d’exercer une pression sur l’Inde et l’Afghanistan. Après avoir contribué à développer des convictions islamiques dures, disent-ils, l’ISI a dû lutter pour empêcher cette idéologie de se répandre.
Un autre responsable a affirmé que des dizaines d’officiers de l’ISI, qui avaient entraîné ces militants, sont devenus des sympathisants de leur cause et ont dû être chassés de l’agence. Il a affirmé que trois purges ont eu lieu depuis la fin des années 1980, et ont même concerné trois directeurs de l’ISI suspects de sympathies avec les militants islamistes.
Parmi les anciens responsables de l’agence rencontrés par le New York Times, aucun d’entre eux n’a accepté que son identité soit mentionnée lorsqu’il parlait de l’ISI, une agence qui a gagné l’inquiétante réputation de se mêler de presque tout au Pakistan. Mais deux anciens membres du renseignement américain ont confirmé la plupart de leurs dires en ce qui concerne la relation de l’ISI et des miliciens islamistes.
D’autres sources proches de l’ISI ont également confirmé et admis que l’agence avait soutenu les militants au Cachemire et en Afghanistan, tout en précisant qu’ils en avaient reçu l’ordre du pouvoir politique. Les anciens membres de l’agence semblent désormais plus libres de s’exprimer, alors que la domination exercée par M. Moucharraf durant 8 ans est aujourd’hui affaiblie par sa lutte pour le pouvoir avec l’opposition. Ces entretiens ont été conduits avant l’assassinat de Mme Bhutto, le 27 décembre. Depuis lors, le gouvernement a affirmé que les militants pakistanais liés à Al Qaida étaient les principaux suspects pour ce meurtre. Les soutiens de l’ancienne figure de l’opposition ont accusé quant à eux le gouvernement d’être derrière cet attentat.
Si les responsables de la mort de Mme Bhutto restent inconnus, les entretiens avec les anciens membres de l’agence montrent clairement que l’ISI est incapable de contrôler les militants qu’elle a encouragé. La menace de ces militants, avertissent les anciens membres de l’agence, est l’une de celle que le Pakistan ne peut contenir. « Nous ne pouvions plus les contrôler », affirme un ancien responsable du renseignement, qui requiert l’anonymat. « Nous les avons endoctrinés et nous leur avons dit "vous irez au paradis". On ne peut pas prendre retourner cela si rapidement. »
Après le 11 septembre, l’administration Bush a pressé M. Moucharraf de choisir son camp dans le combat contre l’extrémisme islamiste et d’abandonner la politique traditionnelle pakistanaise de soutien aux talibans et aux militants islamistes.
Dans les années 1990, l’ISI soutenait ces militants afin de disposer d’une force permettant de contester à l’Inde le Cachemire, territoire frontalier revendiqué par les deux états, et de pouvoir exercer une influence sur le voisin Afghan. Dans les années 1980, les USA ont également soutenu des miliciens, et ont donné des millions de dollars aux combattants islamistes qui luttaient contre les forces soviétiques en Afghanistan. Cette aide, fournie via l’ISI, a largement contribué à accroitre la taille et la puissance de cette agence.
M. Moucharraf a accepté publiquement de changer de politique en 2001, et a reçu en échange depuis lors 10 milliards de dollars. Dans un entretien accordé en décembre, il a défendu avec véhémence l’action de l’ISI. Selon les officiels américains, cette agence a été tenue fermement sous son contrôle durant les 8 années durant lesquelles il occupait les fonctions de président et de chef des armées.
M. Moucharraf a réfuté les critiques sur les relations de l’ISI avec les militants islamistes. Il a rappelé que le combat contre ces militants a coûté la vie à 1000 soldats pakistanais ces dernières années, et que plusieurs tentatives d’assassinat dont il a fait l’objet sont autant de preuves du sérieux avec lequel le Pakistan mène la lutte anti-terroriste.
« Cela serait illogique, si l’on pense à tous ceux qui ont souffert de la mort de ces 1000 personnes, si l’on pense aux quatre ou cinq attentats qui m’ont visé, de penser que je puisse soutenir les Talibans, Al Qaida, » déclare-t-il. « Ce sont des choses ridicules, c’est décourageant et démoralisant. »
Mais certains anciens membres du renseignement américain ont affirmé que M. Moucharraf et l’ISI n’ont jamais abandonné leurs protégés, et au lieu de cela, ont mené un double jeu. Pour eux, M. Moucharraf a coopéré avec les services de renseignement américain pour pourchasser les membres étrangers d’Al Qaida, tout en conservant en réserve les commandants talibans et les miliciens du Cachemire.
Pour réduire les principaux partis d’opposition, il a courtisé les religieux conservateurs, estiment les analystes. Et au lieu de chercher l’affrontement, il a pris des demi-mesures.
« Je pense qu’il prendrait une décision devant une situation nouvelle, » déclare Hasan Askari Rivzi, un analyste militaire pakistanais réputé, évoquant la confrontation entre les militants et le gouvernement. « Mais avant cela, il tenterait de ne s’aliéner aucun camp. » Il y a peu de doute que les mesures prises contre les militants ont été au mieux d’intensité inégale, mais les principales sources interrogées par le Times sont en désaccord sur les raisons de cette situation. La plupart des officiels occidentaux au Pakistan déclarent qu’ils croient, à l’instar de leurs homologues pakistanais, y compris le président Moucharraf, que l’agence de renseignement est bien disciplinée, tout comme l’armée, et n’est en aucun cas une organisation dévoyée ou hors de contrôle agissant à l’encontre des politiques décidées par le gouvernement.
Un militaire occidental de haut rang, en poste au Pakistan, déclare que si l’ISI aidait clandestinement les talibans, la décision viendrait du sommet du gouvernement et non de l’agence. « Ce n’est pas une décision de l’ISI, » affirme-t-il, « c’est une décision du gouvernement du Pakistan. »
Cependant, d’anciens membres du renseignement pakistanais insistent sur le fait que si M. Moucharraf a ordonné de s’en prendre à tous les militants islamistes, ces décisions, selon eux, n’ont jamais été complètement mises en œuvre en raison d’une opposition à l’intérieur du gouvernement et de l’ISI. Un ancien haut fonctionnaire de l’agence déclare que certains membres du gouvernement et de l’ISI pensent que les militants doivent être mis en réserve, et constituent une assurance pour le jour où les américains et les forces de l’OTAN abandonneront la région, et où le Pakistan pourrait avoir besoin d’eux à nouveau pour faire pression sur l’Inde.
« Il existe un courant qui prône la conservation de cette capacité, » déclare-t-il.
Certains ministres et hauts fonctionnaires du gouvernement Moucharraf sympathisent avec les militants et les protègent, déclarent d’anciens membres du renseignement. D’autres préconisent une approche prudente, par peur d’une riposte des militants contre le gouvernement. Lorsque des arrestations ont été ordonnées, la police a refusé d’y procéder dans certains cas jusqu’à ce qu’elle reçoivent des ordres écrits, car elle pensait que les militants étaient toujours sous la protection de l’ISI, comme ils l’avaient été depuis des années.
Ces divisions existent également dans l’ISI. Selon des fonctionnaires, une partie de l’agence pourchassait les militants, tandis qu’une autre continuait de travailler avec eux, avec pour résultat une évidente confusion. Lors d’entretiens en 2002, des militants Cachemiris au Pakistan ont déclaré que le gouvernement leur avait conseillé de conserver un profil bas et d’attendre. Mais lorsque les actions de l’armée pakistanaise dans les zones tribales se sont intensifiées, et qu’ont eu lieu des bombardements menés par la CIA avec des avions sans pilotes, les militants ont annoncé un nombre important - parfois exagéré - de victimes parmi les femmes et les enfants.
Le premier attentat suicide sur une cible militaire en dehors des zones tribales a eu lieu quelques jours après le bombardement d’une madrassa dans la zone tribale de Baujour, en octobre 2006, qui avait fait de nombreuses victimes.
Un autre évènement charnière, en juillet dernier, a été l’assaut de la mosquée rouge à Islamabad, où des militants armés occupaient une base située à moins de deux kilomètres du quartier général de l’ISI, et exigeaient l’application de la loi islamique. Selon le gouvernement, plus de 100 personnes y ont trouvé la mort, mais les militants affirment qu’il y a eu plusieurs milliers de victimes.
Plusieurs semaines plus tard, les militants ont mené la première attaque directe contre les membres de l’ISI. Des attentats suicides ont visé par deux fois des bus transportant les employés de l’agence, tuant 18 personnes, le 4 septembre, et 15 autres le 24 novembre. Selon les analystes pakistanais, ces attaques indiquaient que les militants excédés s’étaient retournés contre leurs anciens patrons.
A suivre
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Publication originale New York Times, traduction Contre Info
Illustration : Pervez Moucharaf (G) et le génétal Ashfaq Parvez Kayani (D), le nouveau chef des armées, qui précedemment dirigeait l’ISI