La communauté chiite, Dr Saoud el-Mawla
1- Les chiites, le chiisme]
Les chiites, également appelés « chî’aat Ali, as » (le parti de Ali, as), sont les partisans de l’imam Ali, as Ibn Abi Taleb, cousin et gendre du prophète Mohamed, aswaws, (époux de Fatima, as, fille du prophète et de Khadija,as ; et père d’al-Hassan, as et al-Hussein, as). Pour les chiites, l’expression « Ahl al-Bayt,as » (Gens de la Maison du prophète) désigne exclusivement un nombre limité de personnes apparentées au prophète : il s’agit donc de Ali, as, Fatima, as, al-Hassan, as, al-Hussein, as, ainsi que de neuf de ses descendants mâles.
Les musulmans sunnites respectent profondément Ahl al-Bayt,as, et considèrent que l’imam Ali, as est le dernier des quatre califes de l’islam (Abou Bakr ; Omar ; Uthman ; Ali, as). Mais les sunnites ne croient pas à l’infaillibilité de Ahl al-Bayt,as, ni à leur droit de succéder au prophète dans le commandement de l’ « oumma » (la nation) islamique. Les chiites, eux, se distinguent par ce dogme du reste de l’islam. Pour les chiites, la cause essentielle réside en l’extrême importance qu’ils attribuent à l’imam et à l’imamat. Les fonctions de l’imam chez les chiites ne se limitent pas à la prière dans les mosquées, au « fiqh » (jurisprudence) de l’islam ou à l’interprétation du Coran ; il n’est pas non plus uniquement l’imam d’un courant (comme les courants chez les sunnites). Un imam chez les chiites est surtout le commandant des musulmans, soit un calife. L’imamat pour les sunnites signifie strictement la succession. « L’imamat est la succession de la prophétie », disait Al-Mawardi, auteur et légiste sunnite.
La différence de point de vue avec le fiqh sunnite se fait par le rôle profane, exécutif et temporel imposé par le commandement islamique de l’État ou par la société politique et est attribué par conséquent au « faqih » (juriste) sunnite l’autorité administrative et politique relative aux affaires spirituelles et temporelles des fidèles. Chez les chiites par contre, l’oumma a besoin d’un imam infaillible qui la guide, depuis le temps du prophète jusqu’au jugement dernier, politiquement et religieusement. Le calife chez les sunnites est le vice-prophète qui lui succède dans le commandement de l’oumma, assurant la continuité et préservant les fonctions de sa nation. Mais l’imam est le vice-prophète, un successeur, un chef spirituel divinement élu pour guider son peuple. Alors que le calife exerce son autorité profane acquise par l’intermédiaire de la « Choura », assemblée de consultation, l’imamat est plutôt un poste religieux divin, distingué par l’infaillibilité.
L’imam infaillible est le meilleur de son temps, soit le « désigné », l’ « élu », le successeur. L’imam est également le plus savant, le plus pieux, le plus juste. Il a hérité des qualités du prophète lui-même et a la science infuse : il a reçu directement d’Allah la science de la vie et de l’au-delà, sans besoin d’étudier. Il ne fait pas l’objet d’un choix parmi les gens mais est désigné directement par Allah, par l’intermédiaire du texte sacré… Le Coran parle de l’imamat d’Ali, as, d’al-Hassan, as, et d’al-Hussein, as, et de leurs descendants.
L’imam fait partie de la progéniture exclusive et limitée de Ahl al-Bayt, as; il est donc le descendant de Ali, as, Fatima, as à travers al-Hassan, as et al-Hussein, as, il est « exempt de tout péché, purifié de tout défaut… signalé et désigné par son prédécesseur » et ainsi les chiites se divisent : certains suivent les descendants de l’imam al-Hassan, as (mais cette branche fut éphémère et ne tarda pas à s’éteindre) ; d’autres suivent les deux fils de Fatima, as, al-Hassan, as et al-Hussein, as, branche plus connue sous le nom de « Zaydisme », implantée au Yémen. D’autres suivent l’imam Ismaël, septième imam, puis son fils Mohammad, descendants du sixième imam de la lignée de Ahl al-Bayt,as, Jaafar Assadek,as, et émettent une philosophie universelle, le chiisme « septimain » (l’ « Ismaélisme » à partir duquel dériveront les fatimides puis les druzes). Mais la majorité des chiites aujourd’hui adopte le chiisme « Duodécimain », soit la reconnaissance des 12 imams à partir de Ali, as et al-Hassan, as mais en comptant uniquement la lignée des descendants d’al-Hussein, as, jusqu’au douzième imam, Al-Mahdi, qui n’est pas mort, mais « occulté » (« Al Ghayba », l’occultation) et qui retournera à la fin des temps pour restaurer au monde, rempli d’injustice et d’oppression, équité et justice. Les « Alaouites », appelés également « nouseïris » après le nom du fondateur de la branche, Abou Chouaib Mohammad Ben Nouseïr al-Noumeiri, sont de même dérivés du chiisme : al-Noumeiri se déclara « Bâb » (émanation, manifestation) du dixième imam, Ali, al-Hadi al-Naqi, as. D'après la tradition, le onzième imam al-Hasan al-Askari, as, lui confie une révélation nouvelle, qui est le noyau de la doctrine alaouite.
Conformément à ce qui a été expliqué ci-dessus, (l’occultation et la réapparition du douzième imam, Al-Mahdi) il était normal que l’expression « en attendant l’arrivée de l’imam caché » fasse surface. Côtoyant le principe de l’attente apparaît parallèlement le principe de la « Taqiya » (en islam, la taqiya est une dissimulation pour des raisons de sécurité ; elle consiste à dire des paroles d’apostasie à contre cœur tout en gardant la foi en Allah et en son Messager, lorsqu’un musulman est forcé de le faire ou en cas de danger de mort). A partir de ce point se distinguèrent deux courants chez les chiites duodécimains : le courant qui adopte l’attente et la taqiya sans pour autant entreprendre un travail politique mais en déclarant toutefois le « Jihad » pour établir la gouvernance de la justice divine ; et le courant qui considère que la taqiya n’est qu’un appel à l’intégration complète dans les pays et les sociétés où se trouvent les chiites et à la participation à la vie publique conformément aux régimes et aux lois de ces pays et ces sociétés. Plusieurs faqihs adoptèrent le premier courant depuis l’occultation d’Al-Mahdi jusqu’au début du XXème siècle en Iran et en Irak. Un grand nombre d’ « Oulémas » chiites de l’ère contemporaine adoptèrent le deuxième courant, tels que Hassan al-Nai’ini, les dirigeants de la révolution constitutionnelle en Iran, la révolution de Najaf des années 1920, les grandes références religieuses de Najaf tels que l’Ayatollah Khou’i, Sistani et Mohsen al-Hakim… et au Liban, le deuxième courant fut adopté par : Mohammad Jawad Moghniyé, Abdel Hussein Charafeddine, Mohsen al-Amin, Moussa al-Sadr ou encore Mohammad Mahdi Chamseddine, qui ont appelé à la participation des chiites à la réforme, à l’édification de régimes à intérêts communs, à l’intégration complète, au maintien de la régularité générale des sociétés et au développement pacifique démocratique (la Constitution dans les royaumes d’Iran et d’Irak et la participation équilibrée dans le reste des pays arabes, sans prédominance ni intimidation).
Le développement nouveau fut celui de la révolution islamique en Iran, dirigée par l’imam Khomeiny, qui a permis la naissance d’un État islamique chiite, basé sur le principe de « Wilayat al-Faqih » (la guidance du juriste-théologien). Ce concept suppose que « tout ce qui a été délégué au prophète, aswaws, et à Ali, as, sera de même délégué à la personne du juriste à l'exception des prérogatives exclues à l'unanimité, par un texte écrit ou par d'autres moyens » et que « les faqihs sont les guides du temps de l’occultation et les représentants des imams »… « C’est la preuve-même de l’imamat, la preuve de l’importance de la guidance en l’absence d’un tuteur »… « Les faqihs sont les gardiens du prophète après les imams, et, en cas d’absence des imams, ils sont chargés d’accomplir tous ce dont les imams ont eux-mêmes été chargés de faire »… « Le juste faqih compte sur le prophète et les imams en gouvernance et en politique »… « S’il se charge de former un gouvernement juste, il se conforme alors à écouter la parole du prophète et les gens se doivent par conséquent de le respecter et de lui obéir »… « Le guide dispose du droit de gestion et de gouvernance politique du peuple, tout comme le prophète ou le Prince des croyants ; et dispose des vertus et des éthiques du prophète et de l’imam ».
2- Les chiites au Liban
C’est avec Abou Dharr al-Ghifari que le chiisme voit le jour à Jabal Amel (Mont Amel) au Liban-Sud. Les habitants de Jabal Amel manifestent donc les premières traces du chiisme parmi les arabes – tout comme les habitants de Hijaz et du Yémen (qu’Ali, as Ibn Abi Taleb se chargea de convertir). Les habitants de Jabal Amel s’attachent au chiisme malgré les persécutions dont ils furent victimes pendant plusieurs siècles, notamment sous l’ère des mamelouks et plus particulièrement sur les mains d’Ahmed Pacha al-Jazzar (le boucher, l’assassin). Les chiites du Mont Amel optent donc pour la taqiya.
Les chiites, qui ont de même peuplé le Kesrouan, se trouvent obligés de quitter cette région du Mont-Liban lors des expéditions répressives des mamelouks contre le Kesrouan (1292-1305) et les massacres commis à l’égard des habitants. Plusieurs familles se convertissent par conséquent au christianisme ou au rite chaféite sunnite, et ceci durant tout le XIVème siècle.
L’expédition du gouverneur Ahmed Pacha al-Jazzar en 1781 contre Jabal Amel était d’une brutAli, asté rare. Il captive les femmes et les enfants et pousse beaucoup à émigrer vers Baalbek ou le Akkar.
Malgré les persécutions et les oppressions, les chiites de Jabal Amel s’attachent aussi bien à leur terre qu’à leur foi pour quatorze siècles.
Ce mont du Liban-Sud devient le foyer, surtout lors des cinq derniers siècles, de savants et de poètes dont la nouvelle de célébrité parvint à l’Irak et à la Perse. Les habitants de ces pays ressentaient un respect profond à l’égard des savants chiites de Jabal Amel, faisant ainsi de cette communauté libanaise une partie intégrante de l’Histoire des chiites dans le monde. Les ouvrages des savants et des poètes du mont sudiste laissent des impacts importants, négatifs par moments, positifs par autres, surtout après la publication par le « premier martyr » du livre « Lamaat Dimachkiyat » (Étincelle de Damas) qui devint une matière essentielle à enseigner dans les « Hawzat » (séminaires religieux chiites duodécimains pour la formation d’oulémas et de faqihs) partout dans le monde. Les oulémas de Jabal Amel jouèrent un rôle important pour sortir les chiites leur isolation, surtout aux temps du Sayed Mohsen al-Amin et du Sayed Abdel Hussein Charafeddine. Parmi les figures qui ont œuvré pour mettre un terme à la marginAli, assation des chiites, pour but de les intégrer dans la société, était principalement l’imam Moussa al-Sadr qui les considérait, non pas comme diaspora, groupe ou minorité, mais plutôt comme des personnes enracinées dans cette terre qui doivent créer un partenariat avec les autres pour la reconstruire.
3- Al-Sadr et les droits de la communauté
L’imam Moussa al-Sadr considérait que « l’existence de religions et de confessions au Liban est le bien absolu du Liban alors que le système confessionnel en est le mal absolu. Le système politique [du pays] a pavé la voie au féodalisme politique et a constitué une menace à la religion puisque la religion, comme l’a citée le prophète Mohamed, aswaws, n’appelle pas au fanatisme. Le système confessionnel a créé une disparité flagrante entre les confessions ».
L’injustice et la privation qu’a connue la communauté chiite au Liban sont issues de la nature du système confessionnel. C’est pourquoi, éradiquer l’injustice et ôter la privation reviennent à abolir le confessionnalisme politique, adopter la citoyenneté et redistribuer le pouvoir de façon équitable entre les confessions – conformément à la proportion et à la capacité de ces confessions respectives.
L’imam al-Sadr croyait que le Liban est le pays de la coexistence et que cette coexistence est « plus ancienne que la Charte nationale, que les auteurs-mêmes de cette Charte et que leurs ascendants ; depuis mille ans, le libanais a découvert que son voisin a une religion différente ».
Les confessions qui coexistent ne sont que « des fenêtres civilisées qui reflètent sur le Liban les expériences de milliers et de millions d’humains : c’est le secret de la distinction du Liban ». L’imam considérait également que « la coexistence est le destin des Libanais et c’est aux Libanais que sont confiés les Arabes, le monde et l’Histoire ».
A partir de ce principe, l’imam Moussa al-Sadr refuse catégoriquement la guerre civile qui a éclaté dans les années 70. Il refuse de même l’appel à la division [du pays] et s’oppose au fait que toute partie au conflit remplace l’État et ses institutions. L’imam appelle aussi l’armée libanaise à se rendre au Liban-Sud, quelque soit son identité politique.
La division du Liban mettrait la communauté chiite devant un réel danger d’existence. Ce concept motive alors l’imam qui s’engage à mettre un terme à la guerre civile et à accepter les institutions étatiques libanaises, même si, alors, elles n’étaient que des fantômes. L’absence de tout lien entre le citoyen chiite et l’État introduit l’absence de tout sentiment d’appartenance à cet État. La présence des institutions feraient donc preuve de l’union du pays et de l’union entre Libanais.
L’imam Moussa al-Sadr crée le Conseil islamique chiite supérieur afin qu’il incarne un cadre d’organisation et un toit sous lequel se rassemblent les différents pouvoirs chiites ; et pour qu’il soit un substitut à la réalité de la situation des chiites, alors très dispersés, sans identité commune.
En créant le Conseil islamique chiite supérieur, l’imam al-Sadr réussit à créer une personnalité libanaise chiite indépendante à l’égard des autres confessions et des partis politiques confessionnels.
Il réussit ainsi à rassembler la communauté chiite qu’il dirige et à l’intégrer de plus en plus dans le système politique libanais. Il sensibilise les chiites davantage vis-à-vis de leur réalité, de leurs capacités. Il les rend plus efficaces et les encourage à réclamer et à aspirer à leurs droits à l’égalité avec les autres communautés au Liban. Il réussit à inscrire les droits requis dans un cadre légal et organisé.
Le cheikh Mohammad Mahdi Chamseddine (1936-2001) adopte la même approche que l’imam Moussa al-Sadr, malgré les circonstances difficiles qui entravent sa mission. Il considère que l’accord de Taëf (1989) restitue aux chiites leurs droits et offre aux Libanais les meilleures circonstances en leur garantissant un système politique basé sur la distribution équitable des pouvoirs – malgré les erreurs dans son implémentation. L’imam Chamseddine trouve prioritaire l’accomplissement de l’intégration nationale des chiites, non seulement au Liban, mais dans les différents pays où la communauté est implantée (qu’elle se trouve avec d’autres religions monothéistes ou d’autres confessions musulmanes).
4 – Chamseddine : pas de projet propre aux chiites, seul est le projet de leur pays
« Le Liban ne sera jamais chrétien à aspect arabe ou islamique, ni islamique à aspect chrétien ou européen… Le Liban, c’est le Liban… Sa diversité fait son identité ».
« Est-ce que nous voulons du Liban ou pas ? Désirons-nous un régime républicain démocratique parlementaire ou pas ? Si nous acceptons [ce régime], si nous disons « oui au Liban », l’accord [de Taëf] prend à tous et donne à tous simultanément ».
« Le Liban n’est pas seulement un bel endroit, le Liban est aussi la dignité, la liberté, le foyer, le pain halal, l’école, l’hôpital, la capacité de partager l’opinion, d’exprimer et de réfuter… Le Liban est un sens, un rôle, un dialogue de la vie qui a produit une formule unique de coexistence et un modèle spécial que nous devons sauvegarder et développer ».
« Les musulmans seuls ne complètent pas le Liban, les chrétiens seuls ne le font pas non plus, le Liban est entier en [ses musulmans et ses chrétiens] tous ensembles »… « L’islam du musulman reste incomplet sans le chrétien et le christianisme du chrétien n’est pas entier sans le musulman »… « Je trouve qu’il relève de la responsabilité des arabes et des musulmans d’encourager, par tous les moyens, le christianisme en Orient à regagner sa présence, son efficacité et son rôle dans les prises de décisions et la conduite du courant de l’Histoire ».
« Les chiites, au Liban et dans le monde arabe, ne disposent pas de leur propre projet… Les chiites, au Liban et dans le monde arabe, font partie du projet national général de leurs pays et de leur nation, un projet d’État national et de société unie ; ils n’ont pas d’illusions à un projet qui leur est propre et ne sont pas responsables d’un tel projet »…
« Le dialogue, les réconciliations internes et l’intégration nationale sont la voie à emprunter pour préserver la dignité des chiites et consolider leur statut, plutôt que de battre en retraite et d’adopter la négativité ou l’attitude offensive ».
« La parole de Achoura et l’appel de l’imam al-Hussein, as, sont le discours de coexistence au Liban à travers la vie en commun basée sur les constantes de l’entité libanaise, de l’État et de la société du Liban, la vie en commun où chacun reconnaît la dignité, la liberté, la culture et l’entité individuelle de l’autre ».